La société Carglass, spécialiste de la réparation et du remplacement de pare-brises, diffuse depuis longtemps des publicités à la télévision pour vanter ses services.

Si je vous en parle, ce n’est toutefois pas pour vous en faire la promotion mais pour revenir sur le conseil surprenant qu’ils donnent à leurs clients à la fin de leur dernier spot de publicité : « pour être certain d’arriver chez nous, ne tapez pas juste Carglass mais bien Carglass POINT F.R. » :

Fin du spot de publicité de la société Carglass. © Carglass

Aux yeux d’un néophyte, cela passe inaperçu. Pourtant derrière cette phrase anodine se cache une pratique sombre d’Internet. Explications.

Tout le monde utilise Google, et pas par hasard

Les navigateurs ont depuis quelques années modifié l’ergonomie de la barre d’adresse pour permettre aux internautes de saisir aussi bien une adresse d’un site qu’un terme quelconque. Lorsque le terme saisit correspond à une adresse d’un site Internet, comme « carglass.fr », le navigateur affiche le site en question et lorsque le terme ne correspond pas à une adresse, comme « carglass », le navigateur transmet ce terme au moteur de recherche préféré de l’internaute.

La plupart du temps, le moteur de recherche de Google est utilisé, car le géant californien débourse de grandes sommes d’argent pour être le moteur par défaut des navigateurs. Google verserait, par exemple, entre 8 à 12 milliards de dollars[1] par an à Apple pour être le moteur par défaut des iPhones et entre 400 et 500 millions de dollars[2] à Mozilla pour être le moteur par défaut du navigateur Firefox.

Si Google dépense tout cet argent, c’est parce que très peu d’internautes prennent la peine de changer le moteur de recherche dans les paramètres de leur appareil et probablement peu d’entre eux savent qu’il existe d’autres moteurs de recherche tout court. Le moteur de Google a donc de fortes chances d’être utilisé pour l’ensemble des recherches des internautes, lui permettant d’entretenir sa confortable avance sur le marché sur de la recherche.

Résultats d’une recherche

Lorsqu’une requête est effectuée sur un moteur de recherche comme celui de Google, beaucoup ont encore la naïveté de croire que les résultats les plus pertinents sont affichés en premier. En réalité, un certain nombre d’annonces publicitaires est affiché en premier. Google a, par exemple, commencé par insérer une première publicité en haut de page, puis une seconde, puis une troisième.

Copie d’écran d’une recherche Google sur ordinateur avec trois publicités de vendeurs de jouets pour enfants
Exemple d’une recherche Google pour « jouet enfant » affichant trois annonces.

Sur mobile, c’est encore pire. Seule l’annonce est affichée en pleine page, obligeant l’internaute à faire défiler la page pour afficher les résultats « organiques »[3].

Copie d’écran d’une recherche Google sur mobile avec une publicité en pleine page d’un vendeur de jouets
Exemple d’une recherche Google pour « jouet enfant » sur Android affichant une annonce en pleine page

Loin est déjà le temps où la popularité d’un site et la qualité de son contenu permettaient avec beaucoup de temps et d’efforts de se retrouver en pole position d’une recherche. Désormais, il faut payer. Les moteurs de recherche proposent aux plus offrants d’acheter la première place, et tous les mots peuvent êtes achetés, même les noms de marque ou les noms de société.

Carglass n’a pas payé

Les sociétés peuvent acheter des mots clés correspondant à des termes précis ou tout simplement acheter le nom des sociétés concurrentes. C’est d’ailleurs exactement ce qui se passe pour Carglass. D’autres sociétés de remplacement de pare-brises ont acheté le mot clé « carglass » pour récupérer des clients qui avaient pour projet d’aller chez Carglass. Résultat : même en tapant « carglass », Carglass n’a pas la garantie d’être affiché en premier :

Copie d’écran d’une recherche Google du terme « Carglass » avec une publicité pour un concurrent en premier
Exemple d’un concurrent de Carglass ayant acheté le mot clé Carglass sur Google

Du point de vue de l’internaute, c’est tout aussi perturbant. Peu importe la nature et la précision du mot recherché, une pleine page de publicité peut lui être retournée, et peu feront probablement preuve d’assez de vigilance pour faire la distinction entre les résultats sponsorisés et les « vrais » résultats.

Google, Bing, Qwant, DuckDuckGo : même combat

Google vend tous ces mots clés parce qu’il en a le droit[4] et parce que sa position de quasi-monopole lui permet de le faire : plus de 90 % des recherches sur le Web sont réalisées par Google, très loin devant son concurrent direct Bing, moteur de recherche de Microsoft, qui jouit de moins de 3 % des recherches[5], une goutte d’eau.

Google aurait donc tort de se priver, même si ce n’est pas du tout dans l’intérêt de ses utilisateursc, d’autant plus que ses concurrents moins populaires ne sont pas bien différents et recourent aux mêmes pratiques.

C’est le cas notamment de Bing, qui a vendu le mot clé « carglass » à la fois à Carglass lui-même et à un concurrent :

Copie d’écran d’une recherche sur Bing du terme « Carglass » avec une publicité pour Carglass suivie d’une publicité pour un concurrent
Exemple de recherche du mot clé « carglass » sur Bing

C’est aussi le cas de Qwant, moteur de recherche français[6] dont les controverses[7] font plus souvent la une que sa popularité, qui a aussi vendu le mot clé « carglass » à Carglass, et qui n’hésite pas à l’afficher de façon disproportionnée à ses utilisateurs :

Copie d’écran d’une recherche sur Qwant du terme « Carglass » avec une grande publicité pour Carglass
Exemple de recherche du mot clé « carglass » sur Qwant

Le moteur de recherche DuckDuckGo ne se prive pas non plus d’une telle manne et affiche aussi une annonce de Carglass pour une recherche du même nom :

Copie d’écran d’une recherche sur DuckDuckGo du terme « Carglass » avec une publicité pour Carglass
Exemple de recherche du mot clé « carglass » sur DuckDuckGo

Les moteurs de recherche, la taxe numérique

Le fait de mettre aux enchères les mots clés n’est pas choquant en soit, car les annonces publicitaires sont bien souvent la principale source de revenus des moteurs de recherche. Ce qui est plus gênant, c’est de permettre à quiconque d’acheter des noms de marque.

Pour s’assurer d’être affiché en premier, il faut donc, non seulement répondre à toutes les exigences des moteurs de recherche, mais aussi passer à la caisse. Si vous possédez une entreprise ou une marque populaire, vous devrez ainsi acheter en permanence les mots clés correspondant au nom de votre entreprise ou au nom de votre marque. Si vous ne le faites pas, quelqu’un le fera pour vous et vous prendra la place. Il faut également garder à l’esprit que peu d’internautes prennent la peine de regarder des dizaines de résultats. Il n’y a donc aucun intérêt d’être en quatrième position et encore moins d’être en deuxième page.

Les entreprises ont malheureusement besoin de Google et des autres moteurs de recherche, qui sont bien souvent leur source principale de clients sur le Web. Ils n’ont donc pas d’autre choix que de payer. Ils peuvent aussi demander à leurs clients de changer leurs habitudes, à l’instar de ce qu’essaie de faire Carglass, mais ce n’est pas gagné.

Carglass n’est pas un cas isolé

Carglass n’est pas le seul à penser qu’il est peut-être plus économique ou plus malin de demander à ses clients de contourner les moteurs de recherche que de devoir les payer. Quatre mois après la diffusion du spot de Carglass, c’est au tour de la société Comme J’aime[8], société spécialisée dans la préparation et la livraison de repas « équilibrés », de sortir une pub avec un message étrangement similaire : « n’oubliez pas le point FR », probablement pour les mêmes raisons.

Espérons qu’un jour les régulateurs s’intéressent à ces pratiques et les fassent cesser.

Note : je tiens à remercier Cyrille de la chaîne PubTélé qui a eu la gentillesse de prendre de son temps pour retrouver, enregistrer et publier la publicité sur sa chaîne. La publicité complète de Carglass est visible sur sa chaîne à cette adresse.

Note 2 : les annonces contenues sur les impressions d’écran ont été surlignées en vert par mes soins pour plus de compréhension. En réalité, la couleur de fond des annonces est similaire à la couleur de fond des résultats organiques.

Note 3 : la société Carglass a été contactée, mais n’a pas souhaité répondre.

MAJ 12/04/2021 : ajout du chapitre sur CommeJ’aime.

Notes et références

  1. Google verserait entre 8 à 12 milliards de dollars à Apple pour être le moteur par défaut des iPhones (source : Département de la Justice des États-Unis, plainte Antitrust du 20 octobre 2020).
  2. Google verserait entre 400 et 500 millions de dollars à Mozilla pour être le moteur par défaut du navigateur Firefox (source : Comptes de Mozilla, en anglais).
  3. Les résultats des moteurs de recherche qui ne sont pas des annonces publicitaires sont appelés résultats organiques ou résultats naturels.
  4. Des investigations et des procédures sont actuellement en cours, aux États-Unis ou en Europe, à l’encontre de Google pour abus de position dominante.
  5. Part de marchés des moteurs de recherche : Google 92,17 % - Bing (Microsoft) 2,78 % - Yahoo 1,6 %. Données issues de Statcounter.com pour le mois de juillet 2020.
  6. Le siège social de Qwant est situé en France, et 20 % de son capital appartient à la Caisse des dépôts et consignations.
  7. Le parcours compliqué de Qwant est, par exemple décrit sur Wikipédia et repris dans de très nombreux articles disponibles sur le Net.
  8. La société CommeJaime indique à ses clients de ne pas oublier le point FR dans son spot de publicité. Voir « Pourquoi CommeJaime demande à ses clients de taper CommeJaime.fr et de ne pas oublier point fr ? ».